Épisode 3 – « Happy Dreams, une histoire kurde », par Aram Taştekin

C’est le 8 février que, sur les conseils d’un ami qui l’avait rencontré plus tôt grâce à l’Atelier des artistes en exil, nous découvrons Aram Taştekin dans Happy Dreams, une histoire kurde. Mis en scène par Elie Guillou – assisté de Noémie Regnault –, qui en a aussi écrit les textes d’après les récits d’Aram, ce seul en scène autobiographique se joue alors dans la cave voûtée de 50 places d’un restaurant kurde du 10ème arrondissement de Paris, le Kibélé. Il devait y retourner le 13 mars mais, alors que les rassemblements étaient encore autorisés jusqu’à 100 personnes, l’équipe a préféré annuler par mesure de sécurité. Une autre représentation était prévue le 3 avril… Avant de rejoindre « Tournée Générale ».

Né en 1988 en Turquie, diplômé de la faculté de théâtre de l’université d’Hewlér au Kurdistan irakien, Aram Taştekin ne voulait pas ajouter un témoignage d’exil à tous ceux qui existent déjà. Pas maintenant. Pas plus qu’il ne souhaite pour le moment raconter sa vie en France, où il a dû s’exiler en 2017. Son apprentissage très rapide de la langue du pays d’accueil, son expérience auprès de Peter Brook en tant qu’assistant pour sa dernière création Why, son travail d’écriture avec Elie Guillou… Tout ce qu’il nous a raconté au Kibélé après la représentation, autour d’un verre de vin, fera peut-être un jour l’objet d’une pièce. Mais pour l’heure, c’est son enfance kurde qu’Aram offre en partage, accompagné du musicien Neşet Kutas. Par épisodes où la naïveté de l’enfant se mêle avec bonheur à la finesse de l’adulte.

Sans idéaliser son passé, Aram l’aborde à la manière d’un conteur, avec un humour fait de nombreux quiproquos, d’un sens de l’absurde né de l’expérience d’appartenance à un peuple placé sous l’autorité d’un autre. En attendant de retrouver Aram dans nos bars, il partage avec nous Trois bouteilles rouges, l’un des premiers fragments de son spectacle. Merci à lui, ainsi qu’à notre dessinateur Eric Kuntz. Santé !

 

 

Trois bouteilles rouges

 

Chapitre 1 :

 

J’ai 6 ans. C’est l’été. Il fait 45°. Avec mon cousin, on est en train de garder les agneaux. Un camion passe devant nous. Je lui fais coucou avec la main, un tout petit geste et boum : la roue du camion explose. Mon cousin regarde ma main et dit : « Sheitan ». Diable.

Le chauffeur doit aller jusqu’à la ville pour réparer sa roue. Il nous dit : « Gardez mon camion ! Après, je vous fais un cadeau ! » On accepte. À cause du cadeau mais aussi à cause de l’ombre du camion. Quand il revient, il monte sur le camion et il descend avec trois bouteilles rouges. « Merci les garçons ! ». Et il s’en va.

Moi je dis à mon cousin :

C’est ça un cadeau ?

Je sais pas.

On a un peu peur. Les adultes racontent l’histoire d’une boisson dangereuse : si tu la bois, tu vas en enfer. Mon cousin, il a 2 ans de plus que moi et il sait lire un peu.

C-o-c-a-c-o-l-a. En dessous, il y a écrit Soğuk içiniz : Boire froid.

– Pourquoi froid ?

Peut-être, si on boit froid, on va pas en enfer.

Cousin, on boit ? – D’abord il faut refroidir.

Chapitre 2 :

Au village, on cache les trois bouteilles rouges dans le château d’eau. Là, il y a l’eau glacée de la montagne et des fois, on met des pastèques, des melons dedans… On se donne rendez-vous le lendemain pour boire.

La nuit j’arrive pas à dormir. Je suis allongé sur la terrasse, et je compte toutes les étoiles de notre galaxie. C’est le matin. Avec mon cousin, on monte dans le château d’eau. Les trois bouteilles sont toujours là. Elles tournent dans l’eau. Mon cousin ouvre la bouteille : phsitt. Il sert dans le bouchon. (Geste) C’est sucré, c’est acide, c’est trop bien.

Je peux avoir un deuxième bouchon ?

Mon cousin il me dit :

Non, déjà on va voir si l’enfer arrive.

Mais après, toute la journée se passe bien. Alors le lendemain, on monte dans le château d’eau, pshiiiit, un bouchon, deux bouchons, tout se passe bien. Le jour d’apres, un bouchon, deux bouchons.

Cousin, on essaie trois ?

Hmm… Je sais pas…

Moi, j’ai encore soif.

Il me sert le troisième bouchon, je prends le bouchon, j’approche ma bouche, je sors ma langue (geste) et : pshiiit. Le bouchon du château d’eau s’ouvre. Il y a une tête. C’est Baran.

Rojbas Baran ! Tout de suite, il crie :

Ils boivent l’alcool ! Ils boivent l’alcool dans le château d’eau !

Chapitre 3 :

Il descend et il court dans le village en criant : « Alcool château d’eau ! ». On essaie de le rattraper mais il nous échappe. Il arrive dans le jardin de la mosquée et il raconte tout ! L’imam, il nous maudit et il nous tape. Mon grand-père aussi il nous tape. Il nous attache dans la cave et il nous laisse la. Il fait noir. J’entends les souris partout. Et je sens quelque chose chaud sur ma cuisse. J’ai fait pipi sur moi.

Ça y est, c’est l’enfer.

C’est à cause de toi ! Tu as fait le coucou du Sheitan au camion.

C’est toi qui m’as servi le troisième bouchon !

Tu m’as demandé !

C’est toi ! C’est toi ! C’est toi ! C’est toi !

Et puis ma grand-mère arrive.

Vous êtes des musulmans, fils de musulmans ! Vous nous faites honte !

Chapitre 4 :

Quand on sort de la cave, il y a personne dans le village. On cherche dans les rues. Personne. Depuis le pas de la porte, on voit que tout le monde est dans la mosquée autour de l’imam, et lui comme un fou il tourne les pages du Coran. À un moment, il monte en haut du minaret.

– L’eau du château d’eau est contaminée, tout le village est contaminé. Jusqu’à ce que je trouve une solution, personne boit de l’eau !

Comment ?

Personne boit de l’eau !

Mêlê ! Enleve le micro ! On comprend rien !

Kozurkurt! On boit pas l’eau.

Bismillah ! On va boire quoi ?

Euh… Du lait ! On va boire du lait !

Pendant une semaine, personne se lave, tout le monde pue, tout le monde prie, tout le monde a soif. On presse les mamelles des brebis. Elles ont les mamelles toutes rouges. Elles ont mal. Elles crient. On dort pas. C’est l’enfer.

Et un matin, une grosse voiture arrive au village. Woua. Une Mercedes noire. Woua.

C’est le Sheitan !

Chut !

La voiture arrive sur la place, elle ralentit, elle s’arrête, la porte s’ouvre.

Chapitre 5 :

C’est Rostem ! Le cousin de Dortmund, en Allemagne. Chaque été, il vient pour nous montrer sa nouvelle Mercedes. Tout le monde le salue.

Rojbas cousin ! Rojbas ! Rojbas ! Guten Morgen ! Bonjour, bonjour !

Moi je l’aide a porter son sac et dans son sac, je vois une bouteille rouge exactement comme la nôtre, mais un peu petite.

Rostem ! Pshhit ! Cache l’alcool.

C’est pas de l’alcool, c’est du Coka !

Coka c’est de l’alcool !

Mais non… Coka c’est de l’eau et du sucre.

Avec mon cousin on se regarde : on va chercher les bouteilles. Avec Rostem, on va à la mosquée et sur la route, on lui raconte tout : le camion, le château d’eau, les souris et l’enfer.

À la mosquée, tous les vieux du village sont autour de l’imam. Rostem met les trois bouteilles devant eux. (geste)

Les garçons ils ont pas bu de l’alcool ! Ca, c’est de l’eau et du sucre !

Il se sert une tasse, il boit un peu, et il donne la tasse à l’imam. L’imam regarde la tasse, il regarde Dieu. « Je bois pas ça ».

Imam, moi je suis musulman, fils de musulman. Crois-moi, c’est pas de l’alcool. Tiens.

Et l’imam (la main tremble) : « Bismillah bismillah bismillah ». Il fait exactement comme moi, avec la langue ! Je vois sur son visage que c’est très bien. (slurp) Il finit la tasse. Et il dit :

Je ne suis pas sûr. Je veux encore. Il boit une deuxième tasse. (Slurp) El hamdoullilah.

Je suis toujours pas sûr.

Mais la mon grand-père il dit :

Attendez ! Moi aussi je suis pas sûr !

Et puis les autres :

He ! Nous aussi on est pas sûrs !

Nous, pauvres de Dieu, on a bu une demi-bouteille en une semaine et les vieux, eux, ils finissent les trois bouteilles en trois minutes.

Avec mon cousin, on pose un pied dans la mosquée. On aimerait bien que l’imam s’excuse mais lui, il nous jette la tasse et il dit : « Bi cihime ! » « Vas t’en ! »

Un musulman ne boit pas ce qu’il ne connait pas.

 

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