Crédit photo : © Anaïs Heluin

Odja Llorca, au théâtre comme au bar


Amoureuse du monde du théâtre autant que de celui du bar, la comédienne Odja Llorca est pour « Tournée Générale » une partenaire évidente, idéale. Sa spécialité : « claquer du poème » aux oreilles de celles et ceux qui sont là. Membre de l’Ensemble Artistique du festival, elle se met aussi au service des propositions des autres, avec toute la joie et l’humilité qu’elle juge devoir être au cœur de son métier.

Comme plusieurs autres artistes proches de « Tournée Générale », c’est à la Mousson d’été, il y a quelques années, que je rencontre Odja Llorca. De ce festival dédié aux écritures théâtrales contemporaines, elle en est depuis sa sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris jusqu’à une période récente. C’est sa mère, la comédienne Anne Alvaro, me dit-elle alors, qui la fait plonger dans cette petite marmite, après l’avoir dès l’enfance avec son père le metteur en scène Denis Llorca fait tomber dans une bien plus grande, celle du théâtre. Elle me dit voir dans cette aventure intense pour les comédiens qui s’y prêtent – après quelques services de répétition seulement, ils participent à plusieurs lectures – l’occasion de « recirconscrire son instrument », le jeu. Et de continuer à questionner la place où, dans le milieu théâtral, elle se sent le mieux. Assurément, hors des sentiers battus de la création, qu’elle a pourtant arpentés auprès de nombreux metteurs en scène. Le caractère aventureux d’Odja, son côté rebelle à l’institution auraient suffi à faire d’elle une complice parfaite pour « Tournée Générale ». Mais en plus, Odja aime profondément les bars.

Le bar est son ami

« Le bar est mon ami. Je ne suis pas pilier de bar, je n’ai pas de bar de quartier, pas de bar où j’ai mes habitudes mais j’aime le bar. Je peux entrer seule dans un bar, boire un coup et partir, et je peux rester au comptoir parce qu’un bout de conversation m’a intéressée, parce qu’un gars ou une fille seule vient discuter et que je suis prête à la rencontre », me dit Odja dont le sujet inspire la poésie quotidienne, concrète mais imagée et rythmée d’une manière singulière, signe d’une pensée qui cherche toujours à se préciser, à se déplacer au gré de sa nature et des propositions de son interlocuteur. Si au théâtre, elle se met au service des mots des autres, Odja a la même exigence de présent que dans son quotidien, et cela explique sans doute en partie l’équivalence presque parfaite entre bar et théâtre qu’elle dresse pour moi lorsque je l’interroge sur sa relation à ces deux univers que rassemble « Tournée Générale ».

« Au bar, on est tous dans l’ici et maintenant, comme doivent l’être acteurs et spectateurs dans le spectacle vivant. À notre époque où domine le principe de précaution, de prévision de tout ce qui pourrait arriver et que l’on considère à priori comme étant épouvantable, bars et théâtres sont parmi les derniers lieux de véritables rencontres et de démocratie. Même si en matière de démocratie, il faut bien dire que le bar est en général plus accessible que le théâtre. C’est pour ça que les bars dans les théâtres sont indispensables pour moi. Un théâtre qui n’a pas un bar digne de ce nom n’est pas un vrai lieu ». Qu’elle y répète, qu’elle y joue ou qu’elle y vienne en tant que spectatrice, ce qu’elle dit être avant toute chose, le bar du théâtre ou à défaut celui d’à côté est donc pour Odja le prolongement naturel du théâtre. « Le théâtre pour moi doit d’abord libérer la possibilité de parler, de lui ou d’autre chose. Celui que j’aime faire et que j’aime voir doit donner envie d’être encore après la représentation dans la nudité qui est la sienne, dans son honnêteté, son sans-masque ».

Le goût du « théâtre pauvre »

Cet art qui rend libre, qui débarrasse des masques sociaux, de la pudeur, de la peur, Odja Llorca le trouve le plus souvent en marge de l’institution théâtrale, à distance du « théâtre subventionné classique ». Et ce dès ses débuts. À peine diplômée du Conservatoire, c’est vers la chanson qu’elle se tourne pour trouver son bonheur. C’est aussi la seule fois avant « Tournée Générale » où elle « claque de la poésie » dans un bar. « Comme je n'ai pas de travail à ce moment-là dans mon domaine, que je vis de baby-sitting, je monte un tour de chant et trois vendredis soir sur quatre à 23 heures au Loup du Faubourg, un café-concert tenu par deux femmes qui comme le Limonaire et presque tous les autres a aujourd’hui disparu, je chante du Brassens et je fais le chapeau ». Cette entrée en matière laisse des traces chez la comédienne, si l’on en juge ce qu’elle propose des années plus tard dans d’autres bars, ceux de « Tournée Générale » plus populaires encore que le Loup : de la chanson et de la poésie. Entre temps, elle a pourtant fait bien du théâtre. Elle a joué par exemple sous la direction de Laurent Pelly, de Lukas Hemleb, de Michel Raskine, Gérard Watkins ou encore Véronique Bellegarde…

Mais c’est de ses autres aventures de théâtre et de musique, plus secrètes, plus pauvres financièrement aussi qu’Odja préfère me parler le jour de notre entretien au Pays de Vannes qu’elle connaît bien pour y avoir joué à plusieurs reprises. Elle se rappelle par exemple avec une joie visible de son expérience au sein de Chœur d’Artichaut, « Cabaret de chansons Renaissance à boire et à baiser ». Elle qui dit avec la grande humilité qui la caractérise être « une vieille actrice classique, en tranquillité seulement quand je sais quelle poésie je vais porter », y apprend à chanter sur un canevas d’improvisation. Elle découvre aussi avec ce groupe une autre manière de faire du théâtre, d’aller vers les gens, et juge aujourd’hui cette expérience fondatrice. « Moi qui ai été élevée dans un Centre Dramatique National – celui de Besançon que mon père a dirigé de 1982 à 1990 –, je découvre d’autres réseaux possibles. Nous avons joué partout : dans des gymnases au fin fond de l’Essonne, des caves à fromage, des péniches ou encore dans des casinos parce qu’un type du groupe Partouche nous avait bien aimés et nous avait programmés… Et c’était formidable ! ».

Urgence : s’adresser

Ce qui fonde donc très tôt les choix théâtraux d’Odja Llorca, c’est la même chose qui la mène vers le bar : la possibilité de la rencontre, aussi bien avec les spectateurs qu’avec l’équipe artistique. « Nous sommes tellement au temps du metteur en scène roi que souvent le public est nié, et qu’en tant qu’acteur nous avons l’impression de ne nous adresser qu’à nos pairs, et qu’à ceux qui pourront faire en sorte qu’à chaque fois qu’on monte un spectacle on aura un peu plus d’argent pour faire le suivant. En tous cas c’est comme ça que j’ai vécu les choses à plusieurs reprises, c’est aussi ce qui deux ou trois fois dans ma vie m’a fait hésiter à continuer le métier après des spectacles où j’avais joué. Si l’Autre n’est plus mon interlocuteur, je ne vois pas pourquoi je ferais ce métier », exprime la comédienne. Cette colère contre la forme d’entre-soi qu’elle dénonce ici mène Odja à s’engager plus volontiers auprès des « copains » que des autres. « Je ne sais pas si le spectacle sera mieux. Il sera peut-être même un peu cheap, un peu ring, mais au moins il y aura eu l’espoir de quelque chose. Et ça se voit toujours quand les gens se sont regardés, quand ils ont fait des choix ensemble… Peut-être pas les plus heureux, et alors ? Le résultat est pour moi une cible merdique. De loin, je lui préfère la recherche, la tentative, le rêve, l’aspiration. Et puis les chutes, c’est drôle ! ». Au pire, il y a encore de quoi discuter au bar après le spectacle, sans autre trace que le moment passé ensemble.

Dans la dimension artisanale du théâtre qu’elle recherche, qu’elle trouve par exemple depuis quelques années au Pot au Noir, atelier de fabrique artistique en Isère porté par les valeurs en voie de disparition de l’éducation populaire, c’est en quelque sorte au théâtre paternel que revient l’artiste. Car si elle qualifie de « riche » ou « chic » le théâtre qui se fait dans les CDN et qu’elle continue de pratiquer régulièrement – dernier exemple en date, Des femmes qui nagent mis en scène par Émilie Capliez –, elle admet volontiers que celui qu’y faisait son père était un théâtre « de compagnonnage ». « Il n’était pas un intellectuel du théâtre, mais quelqu’un qui le vivait comme un art avant tout collectif, pour qui depuis la secrétaire jusqu’au metteur en scène tout le monde faisait partie de la compagnie. Ayant été élevée dans un théâtre, par des personnes qui en faisaient, le théâtre était pour moi un lieu de vie. Il était la famille, et avait donc quelque chose de trivial, d’artisanal ».

Chanter au monde

Cet ancrage du théâtre dans la vie, nul doute que c’est l’une des choses que vient chercher Odja à « Tournée Générale ». D’une édition à l’autre, l’Ensemble Artistique du festival dont elle fait partie a d’ailleurs quelque chose de familial : reliés par le souvenir des spectacles faits ensemble, par les verres bus en faisant de la « dramaturgie de comptoir », les membres de ce groupe ont l’humilité que la comédienne juge devoir être le propre de ceux qui font du théâtre leur métier. Odja se saisit aussi de l’invitation que fait le festival à chaque membre de l’Ensemble d’y proposer un geste personnel. En 2021 dans les bars d’Ivry-sur-Seine – dans le cadre d’un partenariat entre « Tournée Générale » et le Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN – puis ceux du 12ème arrondissement l’année suivante, elle vient avec sa complice Fany Mary jouer leur tour de chant Les Filles dans la lune. Avec pour tout instrument un ukulélé et comme accessoire une boule à facettes, les deux comédiennes se baladent amoureusement de chansonnettes en standards, réharmonisés pour leurs voix qu’elles portent dans le bar a capella.

Avec ce duo, Odja et Fany ne veulent « rien raconter, juste partager le bonheur que c’est de chanter au monde. C’est presque la pulpe du théâtre, ça nous ramène d’une certaine façon à la pratique du chœur ou encore au chamanisme, qui font lien entre les dieux et les hommes. Le théâtre doit être humble, c’est la condition de sa grandeur qui a quelque chose de mystique ». L’année suivante, c’est avec une autre comparse, Dominique Léandri, qu’Odja Llorca revient mettre sa double exigence de simplicité et de force, de noblesse, au service des bars de quartier de la « Tournée ». Dans leur Fugue, nom féminin, elles disent-chantent les mots d’Albertine Sarrazin, cette éprise de liberté qui fut souvent enfermée et écrivit des livres à la poésie brute, L’Astragale et La Cavale pour les plus connus. Cette langue complexe va magnifiquement à Odja, qui assume avec son ampleur, sa passion habituelle le « risque » qu’il y à la dire dans un bar. « Dans ce festival de théâtre dans les bars, c’est justement le risque que je trouve passionnant. La plupart du temps, on n’arrive pas à être tout à fait juste, mais la tentative est si belle. Comment ne pas forcer le bar à devenir un théâtre, comment faire jaillir le théâtre du bar ? Ces questions que pose ‘’Tournée Générale’’ m’intéressent. Et puis si j’y ressens une forme d’insatisfaction en matière théâtrale, je suis suffisamment spectatrice pour réussir à voir la proposition théâtrale dans la proposition ratée. Et pour mes propositions personnelles, tu as compris mon goût de l’échec, un peu comme les clochards célestes ! ».

Anaïs Heluin