Crédit photo : © Damien Duca
Guillaume Clayssen : « Tournée Générale est le lieu dionysiaque par excellence ! »
Complice de la première heure de « Tournée Générale », Guillaume Clayssen y mêle ses deux passions, le théâtre et la philosophie. Non sans inquiétudes : « Est-ce qu’on va m’écouter ? », se demande-t-il toujours avant d’entrer en bar. Le festival étant pour lui la rencontre entre deux ivresses, celle de l’art et de l’alcool, il compose pour trouver sa place dans cet espace singulier des gestes hybrides, tantôt individuels tantôt collectifs, où le cirque s’invite aussi parfois. Laissant pour cela la porte très ouverte au spectateur, il est à l’origine de quelques miracles tels que les espère « Tournée Générale » : improbables, bizarres.
Je me rappelle bien du moment où je te parle pour la première fois de « Tournée Générale », en partie sans doute parce qu’il illustre ce qu’était le festival à ses débuts : un geste spontané, à peine idée. Nous sommes à la MC93, dans la file d’attente pour entrer en salle. Je t’explique mon envie : faire du théâtre dans des bars de quartier du 12ème arrondissement où j’habite, et te lance une invitation : « ça te dit » ? Pourquoi avoir alors saisi cette drôle de perche ?
Guillaume Clayssen : Je m’en souviens aussi très bien ! Quand tu me parles de cette « Tournée Générale » encore embryonnaire, en 2019, je viens de me reconnecter avec la création D comme Deleuze de Cédric Orain à une chose que j’avais un peu mise de côté, le jeu d’acteur, pour me consacrer d’une part à la mise en scène, de l’autre à l’enseignement de la dramaturgie philosophique, à l’École de théâtre Auvray-Nauroy. Pour la première fois, je suis au plateau un acteur qui parle sa propre langue, nourrie d’un bagage philosophique car j’incarne une sorte de conférencier sensé parler de Deleuze de manière semi-compétente. Au début du spectacle je me connecte au public de façon totalement improvisée, ce qui est nouveau pour moi, et j’aime ça. Quand dans la queue de la MC93 tu me dis vouloir faire un festival dans des bars, c’est à ce petit moment d’une minute de D comme Deleuze que je pense. Je songe que le bar, avec son public atypique et ses inattendus possibles, est un lieu où l’improvisation s’impose, où il faut penser avec les gens. Alors je me dis, et si je faisais de la philosophie une sorte de performance publique ?
Tu décides alors de participer à la première édition du festival avec une performance philosophique sur l’ivresse, qui se révèle très mémorable.
G.C. : En abordant « Tournée Générale », je me dis que non seulement mes deux passions, le théâtre et la philosophie, doivent se rencontrer, mais qu’elles doivent aussi rencontrer le bar. Au sens où l’emploie Gilles Deleuze, qui en théorise le concept, il faut pour moi que théâtre, philosophie et bar soient des « devenirs », c’est-à-dire qu’il y ait à travers ma performance une transformation réciproque de chacun. Il m’a semblé évident de choisir l’ivresse comme sujet de réflexion, et de parler en m’enivrant moi-même. Ainsi, pensais-je, je pourrais approcher intimement l’ivresse de l’alcool en même temps que celle de l’art et de la pensée. En me mettant volontairement dans un état modifié de conscience, je prenais en compte la possibilité de l’imprévu qui est très fort lorsqu’on fait du théâtre dans des bars de quartier. Et l’imprévu est arrivé ! Il s’appelle Jojo et c’est un pilier de comptoir bien connu dans les cafés du XIIème arrondissement. En tant que spécialiste de l’alcool, il est venu dialoguer avec moi pendant toute la conférence, et c’était formidable.
En quoi précisément cette première expérience te donne-t-elle l’envie de poursuivre ton chemin avec « Tournée Générale » ?
G.C. : Cette première conférence est assez décisive de la suite. Car si j’en avais eu avant l’intuition, j’ai désormais la certitude qu’à « Tournée Générale » se rencontrent deux ivresses : celle de l’alcool et celle de l’art. En d’autres termes, « Tournée Générale » est le lieu dionysiaque par excellence ! Ce n’est pas ce qu’il y a de plus rassurant pour les artistes qui y participent, la combinaison de ces deux ivresses pouvant être aussi bien géniale que catastrophique. L’équilibre est toujours fragile : les personnes ivres de ces bars peuvent trouver dans l’art qui s’y invite un écho à leur état, mais elles peuvent aussi ressentir une forme de concurrence entre leur ivresse liée à l’alcool et celle que propose l’art. Dans ce cas, cela peut être difficile. Quoi qu’il en soit, cela pose des questions que je trouve passionnantes, parmi lesquelles celle de l’évolution de la relation entre le public et les artistes de théâtre ou de cirque. Le festival rend en effet étonnant ce qui est devenu la norme en la matière : le silence et la politesse, alors que l’on sait dans quelles conditions jouaient celles et ceux qui sont pour nous des modèles du passé, comme les Grecs qui buvaient pendant les représentations ou encore Shakespeare. Avec « Tournée Générale », on renoue en quelque sorte avec la relation scène-salle du théâtre élisabéthain. En cela, c’est peut-être pour un artiste l’expérience la plus brute et l’une des plus profondes et singulières que l’on peut faire avec un public.
Comme tu le laisses entendre, cette expérience peut aussi être douloureuse. Comment faire pour que cela ne porte pas atteinte à ton geste ?
G.C. : Il est vrai que contrairement à mes spectacles en salle et à mes cours que je vais donner en toute tranquillité, chaque performance de « Tournée Générale » me rend mort de trouille ! Même si mes cours de philo ressemblent de moins en moins à des cours académiques, que l’on est en cercle dans une sorte d’échange philosophique où j’apporte les idées qui sont ensuite reprises – je crois qu’il n’y a pas de bon cours sans un minimum de performance –, je sais que nous sommes tous unis par la même passion qu’est le théâtre. Je n’ai qu’à montrer à mes élèves qu’une approche philosophique rend cet art qui nous est commun encore plus exaltant. Quant aux spectacles que je mets en scène au théâtre, les conventions que j’ai évoquées plus tôt nous assurent aussi que les gens présents sont disposés à te regarder et à t’écouter. Alors qu’à « Tournée Générale », rien n’assure que c’est le cas ! L’inattendu et l’imprévisible de ce festival m’angoisse toujours mais il m’excite aussi, car il peut être beau comme il peut être violent.
Et cette violence, je l’ai connue. Une fois en Normandie, dans le cadre d’une extension de « Tournée Générale » réalisée avec en partenariat avec un théâtre : les clients du bar et les habitants n’étant pas au courant qu’il y avait un spectacle, ils n’ont pas fait public. De plus il y avait un groupe plutôt fascisant qui était contre notre proposition. C’est pourquoi le cadre que toi et ton équipe donnez à « Tournée Générale » est très important : sans la présence des régisseurs et de la technique nous permettant de créer un espace dans le bar qui va être un minimum éclairé et sonorisé, ce qui crée déjà une esthétique, et sans la présence de personnes qui viennent vraiment nous voir – c’est l’ « autre » public du festival –, on ne pourrait absolument rien faire. La deuxième fois où j’ai souffert, c’est lors de ma deuxième participation, avec une performance philosophique sur le rêve. Je partais de cette question qui a été reprise par Calderon : comment prouver que ce que je vis n’est pas un rêve ? Je voulais construire un chemin en incluant le public, suivant la leçon donnée par Jojo, mais je crois que j’étais trop tendu pour accueillir l’ivresse des gens. Et elle était grande ce soir-là dans ce bar ! Si bien que pour eux je crois que ma question était presque trop normale ! Je n’ai pas de recette pour que la performance « prenne », sinon que d’être à l’écoute et d’essayer de trouver le juste équilibre entre écriture et improvisation.
Ce qui s’est passé avec ta performance de l’année dernière, où tu dirigeais l’Ensemble de « Tournée Générale », illustre bien ce que tu dis de l’imprévisibilité pour l’artiste de l’espace du bar.
G.C. : En effet ! Avec cette performance, Improvisation sur l’improvisation…, j’ai voulu explorer collectivement l’improvisation, parce qu’elle ne faisait pas partie de mes pratiques avant « Tournée Générale ». J’ai adoré ce collectif, il m’a beaucoup appris et je pense que c’est réciproque. Ce que nous avons vécu ensemble au bar « Le Disque Bleu » est assez incroyable. Lors de la première représentation un client, un certain Nono, a voulu devenir spectateur actif au point de devenir un personnage central de notre performance. Il était ému aux larmes à la fin, il a même voulu que j’appelle sa femme pour que je témoigne qu’il avait été applaudi. Il était de nouveau là pour la deuxième, et avant de commencer j’ai eu le malheur de lui dire que c’était super s’il voulait à nouveau participer mais qu’il ne fallait pas faire la même chose parce que nous travaillions sur l’improvisation. L’alcool qu’il avait certainement bu a alors tourné vinaigre, il est devenu violent et s’est fait éjecter du bar. La merveille s’est transformée en incident. Cela montre bien combien est difficile à réaliser et fragile ce qui est passionnant à « Tournée Générale » : rencontrer des personnes qui ne vont pas au théâtre et essayer de les intéresser, de créer chez eux une curiosité et qu’ainsi ils forment avec les habitués de spectacle vivant un collectif.
Je veux bien que tu nous parles à présent de Désobérire, que tu crées à « Tournée Générale » en 2021 avec un acrobate, Erwan Ferrier. Ce rapprochement du cirque et de la philosophie est particulièrement important pour toi, pour quelles raisons ?
G.C. : J’avais déjà l’envie de travailler avec des circassiens pour un spectacle qui allait s’intituler Jeunesse, d’après Conrad, quand Cédric Orain m’a invité sur D comme Deleuze dont l’un des interprètes, Erwan Ha Kyoon Larcher, est un artiste de cirque. Cette expérience a confirmé l’intuition que j’avais des affinités entre cirque et philosophie, que je formule dans le cadre d’une série de performances philosophiques et circassiennes que je réalise en 2024 au Pavillon Carré Baudoin avec l’artiste-apprenti à l’Académie Fratellini Alvin Nilsen Nygaard – dans la continuité de Désobérire. J’y dis que ces deux disciplines entretiennent un rapport d’étrangeté avec ce qui les constitue respectivement, le langage et le corps. Ce sont des pratiques qui cherchent en dehors des normes du langage courant et du corps normé. Et le cirque contemporain me semble être dans certains spectacles une sorte d’incarnation poétique d’un questionnement philosophique. Je pense évidemment à De nos jours [notes on the circus] du collectif Ivan Mosjoukine ou encore au Vide – essai de cirque de Fragan Gehlker. En faisant diverses expériences pédagogiques, par exemple en accompagnant les élèves de l’Académie Fratellini, j’ai pu voir comment les artistes de cirque écrivent les idées avec leur corps de manière presque hiéroglyphique comme le dirait Artaud, dans une recherche constante de transgression de la norme pourtant fortement imposée par de très strictes contraintes techniques et de sécurité. Je trouve juste ce que dit Genet dans Le Funambule, quand il formule que l’exactitude du geste vient du fait qu’il y a risque de blessure grave ou mortelle. C’est d’autant plus beau que cette perfection fait des artistes de cirque des charlots, des clochards célestes au sens d’êtres à côté des usages communs et donc étonnants. Cette exigence d’anormalité artistique fait écho pour moi à la philosophie qui remet toujours en question les normes. C’est cela que j’ai voulu explorer dans mon premier duo, Désobérire, qui est aussi la première fois que « Tournée Générale » intervient en coproduction, chose très précieuse pour moi car j’ai pu répéter, peu mais répéter tout de même !
En plus de la série de performances du Pavillon Carré Baudouin que tu évoques, tu as créé un spectacle, Friendly !, où la philosophie se mêle de nouveau au cirque. Et tu vas en créer un autre, Suis-je bête ?! avec le circassien Mahamat Fofana, dont existe déjà une version scolaire. Dirais-tu que « Tournée Générale » a quelque chose à voir dans ce tournant artistique ?
G.C. : « Tournée Générale » m’a beaucoup apporté. Petit à petit, cette expérience unique change mon approche de la création. Si je mesure encore mal l’ampleur de la transformation, il est sûr que cela m’a donné confiance dans le fait que la philosophie peut devenir une matière dramatique, autant que de raconter une histoire. Quand j’ai commencé le théâtre, j’avais la crainte d’être trop intellectualiste, d’écraser le jeu par la pensée. « Tournée Générale » m’a fait prendre conscience que je pouvais être de plein pied dans la philosophie de manière organique, joyeuse, théâtrale et inattendue. J’ai aussi réalisé que j’avais besoin de mettre mon corps dans la bataille, ce qui sera le cas dans Suis-je bête ?! En attendant je suis ravi de retrouver l’Ensemble Artistique du festival cette année, pour une mise en espace d’un texte que nous aurons choisi ensemble en partenariat avec la Maison Antoine Vitez – Centre international de la traduction théâtrale. Cela selon des critères à la fois esthétiques mais aussi en fonction de ce que nous savons des possibles de l’Art en Bars de quartier. Cela nous permet de continuer d’interroger la spécificité de cette expérience artistique et de toujours plus affuter notre geste !
Propos recueillis par Anaïs Heluin