Pablo Dubott, maître de la fête et de l’incorrect

Crédit photo : © Sebastiàn Gomez Lechaptois

Depuis leur première participation à « Tournée Générale » en 2021, Pablo Dubott et son alter ego Spike en sont devenus des figures incontournables. À chacune de leurs apparitions, l’artiste chilien et son personnage flamboyant mêlent d’une manière différente performance, théâtre, danse et Lip Sync dans des fêtes où l’amour est toujours au rendez-vous, au même titre que la provoc’. Sans oublier l’alcool, car « plus vous boirez, mieux je jouerai ».

Dans l’attachement entre Pablo Dubott et « Tournée Générale », le personnage de Spike est pour beaucoup. Car si l’artiste peut rétrospectivement trouver bien des traces de Spike dans ses pièces et performances antérieures, réalisées au Chili où il vit et travaille jusqu’en 2012 puis en France où il est depuis installé, c’est dans le cadre du festival que la créature « flamboyante dans sa puissance autant que dans son esthétique, et traversée par une transe qui doit beaucoup à l’ivresse » s’affirme comme un véritable alter ego. C’est là que cette beauté queer généreusement maquillée et pailletée, juchée sur de hauts talons mais laissant toujours bien visibles les signes de masculinité de Pablo devient une figure à part entière, dotée d’un nom et d’une personnalité propre. Avec Spike, c’est ainsi une sorte d’enfant que Pablo Dubott a fait à « Tournée Générale ».

Pour l’amour du pire et de la satire…
« Spike, c’est moi bien sûr mais en plus radical, dans son sens de la fête et dans son rapport à l’amour, à la provoc’ ou encore au désespoir », explique l’artiste. Lequel ne disparaît jamais entièrement derrière son Spike, qui pourtant a l’art de prendre de la place dans les cafés de « Tournée Générale » où il dénote par son allure des plus spectaculaires, davantage typée « cabaret » que bar de quartier. Autant que les folles aventures de Spike, c’est la relation entre celui-ci et Pablo que nous suivons d’une édition à l’autre du festival, dont aussi bien l’artiste que son double déjanté sont très vite devenus des piliers. Tous deux y sont attendus et appréciés, mais aussi craints par certains patrons de cafés et fuis par certains clients : on ne sait jamais ce qui va sortir de la bouche de Spike, mais depuis la création de Product en 2022 il est devenu clair que jamais ce ne serait consensuel. Si Pablo et Spike ont une ligne de conduite, c’est de ne jamais quitter le domaine du politiquement incorrect.

Après un début plutôt sobre dans ses propos en 2021 – il s’agit avant tout pour lui de rendre hommage à deux de ses maîtres de théâtre, Adel Hakim et Oscar Castro, dans le cadre d’une « Tournée Générale » ivryenne, dont il est l’artiste fil rouge – sinon dans son apparence queer, provocatrice autant que séduisante déjà bien en place, Pablo Dubott cède à Spike tous ses caprices, ou presque. « Il y a quelques limites qu’à mon avis on ne peut franchir en jouant dans un bar de quartier, comme la nudité. Ce n’est pas de la pruderie, ni de l’autocensure, simplement un respect des lieux et personnes qui nous accueillent », dit-il. Tous les sujets sont par contre autorisés à l’alter ego, tant qu’ils peuvent lui permettre d’exercer son goût pour la satire.

L’art de la sale histoire
Dans Product, très libre adaptation de la pièce éponyme de l’Anglais Mark Ravenhill qu’il crée en 2022 pour les bars du 12ème arrondissement, c’est dans la religion que Spike va promener ses charmes un brin venimeux. Dans Raspoutine (love is blind), créé en mai 2023 d’après un texte de la Chilienne Nona Fernandez, il joue avec l’Histoire sous la forme de petits contes érotiques dont le héros est le Russe à la réputation aussi sulfureuse que mystique – c’est bien sûr la première qui intéresse exclusivement Pablo et Spike. Vient ensuite, en juillet 2023, Dommages et intérêts, traduction par Pablo lui-même de sa première pièce, par laquelle il donne pour la première fois à approcher son écriture en France. Ici, un étrange rituel porté par le protagoniste central joué à « Tournée Générale » par Spike, met en scène une relation toxique, à l’image de toutes celles ou presque que raconte Pablo Dubott depuis son arrivée au sein du festival. En 2024, il place Spike face à un nouveau défi : porter un texte avec une autre personne, son autrice Anna Colleoc, et parler d’un sujet – la mort – qui forcera Spike sinon à abandonner, du moins à interroger sa flamboyance, peut-être à la tempérer.

Les intérêts, les cibles de Spike varient donc d’une performance à l’autre, mais Pablo voit entre elles un fil rouge : « j’ai une histoire à raconter et il faut que j’aille jusqu’au bout, quoi qu’il arrive ». Et des choses, il en arrive un tas. Déjà parce que le bar en est un vivier incroyable, mais aussi parce que Pablo les provoque en invitant des artistes à chaque fois différentes à l’accompagner dans sa partition que lui seul connaît. Courant dans le champ de la performance, ce procédé permet au performeur et metteur en scène d’ajouter de l’aléatoire à sa forme. Il crée ainsi lui-même les embuches qui rendent difficile ce geste si simple dans une salle de théâtre, raconter une histoire. « Cela me force à improviser dans ma partition en plus de le faire dans mon rapport avec le public, qui est très libre ». Spike a beau être infernal, il fait preuve à chacune de ses apparitions d’une présence intense qui donne envie d’être à ses côtés. Cette qualité, Pablo la doit certainement à la performance qu’il a beaucoup pratiquée au Chili en parallèle de l’écriture de pièces de théâtre à teneur toujours politique – activité qu’il poursuit depuis la France, et pour laquelle il est réputé –, notamment auprès de Maria José Contreras.

Humour, transe et cruauté
À part être choqué par ses propos, il n’y a à vrai dire rien à craindre de cette fréquentation. « La notion de consentement est centrale pour moi. Je ne fais rien sans m’être assuré que la personne concernée, spectateur ou invité, soit partante », explique Pablo Dubott. Chez Spike, provoc’ et délicatesse vont bien ensemble. Ce n’est que l’un des nombreux paradoxes que cultive cette star des bars de « Tournée Générale ». Son humour qu’il met à l’œuvre dans chacune de ses créations, dès l’accueil des spectateurs à qui il enjoint invariablement de boire un maximum – car « plus vous boirez, mieux je jouerai » - lui permet beaucoup. En matière de consommation d’alcool, Spike lui-même ne se prive pas de donner l’exemple. Une pinte toujours à portée de main, il est selon Pablo « un personnage ivre ». « Il est impossible de ne pas assumer l’espace du bar comme un lieu où l’on vient assouvir un besoin : de nourriture, d’alcool, ou de rencontre. Autrement dit, on vient y changer d’état. C’est pourquoi Spike est bourré, et même en transe, car les deux états sont liés. Je crois qu’il peut exister dans le bar parce qu’il fonctionne ainsi. Aussi je suis très curieux de voir comment il peut se débrouiller en salle, ce que nous n’avons encore jamais essayé ».

Si Spike a le bar dans les veines, il n’est donc pas fermé à des espaces, voire à des formes plus conventionnelles. Il en est même en partie nourri, de par déjà la formation de Pablo Dubott à la commedia dell’arte à laquelle son alter ego doit beaucoup, à commencer par son sens du masque et de l’impro. « En stage de commedia, en 2009, mon personnage était Brighella, un majordome, méchant, manipulateur. Il avait un peu la même démarche, un peu le même humour que Spike. Il n’a ensuite pas cessé de revenir sous des formes diverses, jusqu’à celle que j’ai mise au point pour Tournée Générale ». Bien qu’il le malmène en y mêlant force impro, en jetant aussi sans façon une fois lues les feuilles sur lesquelles il est imprimé, Pablo Dubott manifeste un fort attachement au texte. C’est toujours à partir d’une pièce, de facture plus ou moins classique, que l’artiste conçoit les aventures de son alter ego et les variations du dialogue qu’il entretient avec lui face au spectateur. Des auteurs qu’il a montés ou interprétés avant influencent également son geste : Gabriel Calderon ou Hanoch Levin, entre autres raisons « parce qu’ils mettent en scène des situations et des personnages horribles ».

À fond et à fleur de peau
Spike-Pablo est toutefois aussi, on ne s’en étonne guère, biberonné aux grandes figures de la performance. Marina Abramovic et Angelica Liddell, notamment, inspirent les excès de cette entité double qui « sans aller encore trop loin dans cette voie, fait exploser son corps ». Dans Product par exemple, sur la chanson Single right now, Pablo tourne sur lui-même jusqu’à l’épuisement, jusqu’à tomber parfois. En plein Raspoutine, il lui arrive de se faire frapper par ses comédiens invités tandis que dans Dommages et intérêts, il s’inflige lui-même le châtiment physique que son protagoniste s’impose en punition du viol qu’il a commis. « J’aime ainsi à créer une sensation de gêne qui suscite des interrogations sur le corps, la douleur, la souffrance. Spike, comme Pablo, est un torturé. Et le bar accentue cela, il me rend à fleur de peau », estime Pablo. Son Spike se place ainsi à la croisée de plusieurs esthétiques et cultures. Ouvert à tous les registres, dont la rencontre s’exprime souvent dans ses performances sous forme de heurts, de frottements, il s’oppose farouchement à toute définition figée.

Le goût de Pablo pour les bars, pour la création aussi bien que pour la vie, vient sans doute entre autres du fait qu’il rebat les cartes des relations sociales et intimes, qu’il crée des communautés plus ou moins éphémères qui n’auraient pu exister ailleurs. Le bar, pour Pablo comme pour bien des artistes, est aussi, « en tant que spectateur ou acteur, l’endroit où le spectacle continue, par la discussion avec les amis ou l’équipe. C’est pour moi l’un des moments les plus délicieux. Au Chili, les théâtres n’ont pas l’autorisation de vendre de l’alcool ; la parole collective sur le spectacle est donc davantage séparée du spectacle lui-même qu’en France, où tous les théâtres comme tous les lieux culturels en général ont un bar ». C’est sûr, nous n’avons pas fini de voir sévir Pablo Dubott à « Tournée Générale ».

Anaïs Heluin