Vanasay Khamphommala :
« Tournée Générale m’est d’emblée apparu comme un cadre idéal pour trouver des formes de radicalité dans la douceur »

Crédit photo : © Marie Pétry

En parallèle des formes plateau qu’elle crée depuis 2018 avec sa compagnie Lapsus Chevelü, Vanasay Khamphommala déploie régulièrement son esthétique queer dans des lieux non-théâtraux, parfois hors des institutions culturelles. Elle trouve en « Tournée Générale », auquel elle participe pour la 3ème fois en 2024, un terrain propice pour exercer son talent à révéler l’étrangeté de pratiques jugées naturelles.

Ta première participation à « Tournée Générale » a lieu en 2021, avec Je te chante une chanson toute nue en échange d’un verre, adaptation d’une forme conçue pendant le Covid pour les appartements. Toutefois ton désir de pratiquer la performance hors des lieux dédiés n’est pas seulement contextuelle. Pourrais-tu en expliquer les fondements ?


Vanasay Khamphommala : Je suis intéressée par les formes d’art minimalistes. C’est pourquoi j’aime à régulièrement travailler avec des contraintes budgétaires, techniques ou encore de temps extrêmes. « Tournée Générale » est pour moi une belle opportunité en ce sens. La création dans les bars implique de s’inscrire dans un autre écosystème que celui du théâtre, et donc d’adopter une autre économie. Avec ma compagnie Lapsüs Chevelu, j’ai l’habitude d’adapter mon fonctionnement aux réalités des structures qui m’accueillent ; c’est ce que j’ai fait pour « Tournée Générale », comme je l’avais fait auparavant dans des musées pour différentes performances ou encore dans des appartements pour Je viens chanter chez toi toute nue en échange d’un repas. Cette performance, comme son adaptation pour bars, relève d’une économie du troc qui me permet de questionner les habitudes professionnelles du milieu théâtral, qui sont des normes culturelles que l’on peut interroger.

En revenant sur ta première création, L’Invocation à la muse au Festival d’Avignon 2018 dans le cadre des Sujets à vif, je m’aperçois que tu y mettais en scène un rituel qui peut être rapproché des pratiques qu’abrite le bar : celui du pique-nique, que l’on retrouve aussi dans ta pièce Écho (2022). Est-ce pour toi plus qu’un hasard ?

V.K. : Certainement. Dès L’Invocation à la muse, je cherche à sortir des formats habituels en développant des formes alternatives. Depuis que je construis et développe mon rapport au Laos, le pays d’origine de mon père qui sera au cœur de ma prochaine création La voix de ma grand-mère, je comprends qu’il y a chez moi un besoin de remettre en question les esthétiques normatives telles qu’elles sont dictées par les lieux institutionnels. Ma transidentité est aussi je pense pour beaucoup dans cette démarche, que je mène notamment en essayant de porter un regard dénaturalisant sur des pratiques culturelles pour en reconnaître la singularité, l’étrangeté et la beauté. C’est pourquoi lorsque j’aborde le bar, ou la pratique du dîner, je commence par le considérer comme appartenant à un patrimoine culturel intangible dont je vais venir décaler les habitudes. Cela procède aussi d’un désir de déhiérarchiser les expressions culturelles — le bar, le pique-nique, étant rarement abordés comme des formes culturelles et encore moins artistiques, alors qu’ils relèvent aussi d’une histoire et de codes esthétiques. Et d’un désir de mettre en lien nourritures du corps et nourritures de l’âme.

Comment définirais-tu ce geste de décalage dans tes deux interventions à « Tournée Générale », avec Je te chante une chanson toute nue et J’ai laissé mon cœur au fond de mon verre ?

V.K. : D’une manière générale, j’ai envie d’employer la douceur pour donner à voir l’étrangeté d’une chose considérée comme naturelle. Mais parfois, je subis ma radicalité, qui rend difficile à tenir la promesse de la douceur. « Tournée Générale » m’est d’emblée apparu comme un cadre idéal pour trouver des formes de radicalité dans la douceur. J’ai laissé mon cœur au fond de mon verre est pour moi une belle réussite à cet égard : bien que certains des récits que j’ai recueillis avec Blaise Pettebone auprès de personnes rencontrées dans les bars soient violents, la forme qui nous permet de les partager – en tête-à-tête avec un spectateur seul – est assez douce. C’est d’ailleurs pour parvenir à cela qu’après Je te chante une chanson toute nue, j’ai accepté la proposition que tu m’as faite de créer quelque chose d’inédit, selon votre format de trois jours de résidence. Cette création a été importante pour moi, car j’avais commencé à rencontrer le public du festival sur Je te chante une chanson toute nue, et je souhaitais lui offrir une forme qui ne l’aliène pas.

Dans ces performances jouées dans les bars de « Tournée Générale », l’artiste que tu es et celles et ceux qui t’accompagnent vont vers une forme d’effacement...

V.K. : Je crois que, aujourd’hui particulièrement, nous avons besoin de construire des figures d’artistes qui échappent aux modèles individualistes longuement construits dans l’histoire de l’art en Europe, qui ne sont évidemment pas sans intérêt, mais qui ne sont pas non plus sans limites. La culture laotienne m’offre ici encore un contrepoint puissant pour penser cela, puisque les pratiques artistiques y valorisent nettement moins la créativité individuelle et la rupture avec la tradition, ce qui ne veut pas dire, loin s’en faut, que l’art y soit enfermé dans des formes traditionnelles. Les formes d’effacement, à condition qu’elles soient consenties, m’intéressent dans la mesure où elles me permettent d’éroder la distinction entre l’art et la vie. Il me semble que les artistes de l’Ensemble Artistique de « Tournée Générale », avec qui j’ai travaillé sur J’ai laissé mon cœur, se questionnent eux aussi sur le statut des artistes, leur rapport à la vie, ce qui a rendu pour moi l’expérience particulièrement riche et agréable. Pour moi, les seuls moments où les processus artistiques sont plus importants que la vie, c’est quand la vie s’inscrit au sein même du processus artistique, quand le travail artistique transforme aussi la vie de celles qui s’y impliquent. C’est pourquoi il m’a semblé évident de répéter dans les bars pour J’ai laissé mon cœur, et de placer véritablement la performance dans le quotidien du café.

Cette question du statut de l’artiste et de son geste est intimement liée pour toi à celle du droit culturel. Cette articulation existe-t-elle pour toi dans le cadre de « Tournée Générale » ?

V.K. : Ce que j’aime dans les bars assez singuliers que sont ceux du festival, c’est que tu y rencontres des personnalités atypiques qui me semblent avoir des points d’intersection avec celles que les artistes cultivent. Personnellement, depuis L’Invocation à la muse, la question de la transe est très présente chez moi. Pour citer Baudelaire, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. Je suis persuadée qu’il existe des artistes de la soif, des gens qui cherchent à travers la consommation d’alcool des états qui sont assez proches de ce que moi je peux chercher à travers la pratique artistique : décalage de pensée, déplacement... Je ne cherche pas à esthétiser la souffrance que peut accompagner certaines formes de consommation de l’alcool mais plutôt à valoriser ce qui dans cette pratique peut rester de l’ordre du plaisir. Je pense aussi partager avec certain·es habitué·es des bars de la Vallée de Fécamp, et c’est une des raisons pour lesquelles je les apprécie, une certaine forme de marginalité. Eux comme moi, de même que d’autres artistes, sont probablement perçus comme étranges ou bizarres parfois.

Dirais-tu donc ne pas ressentir une appréhension particulière de la rencontre avec le public des bars de « Tournée Générale », différent de celui des théâtres ?

V.K. : En effet, les bars du festival ont une fréquentation plus populaire que les théâtres que j’ai l’habitude de fréquenter. Ce que je trouve intéressant, c’est que le degré d’ouverture d’esprit, de tolérance et à l’inverse de transphobie est le même, contrairement à ce que l’on pourrait penser, que dans des lieux institutionnels. C’est très rassurant de constater que l’ouverture n’est pas un privilège de classe. Parmi mes plus beaux souvenirs de « Tournée Générale », il y a le fait d’avoir été embrassée par des personnes que je n’aurais pas rencontrées dans des théâtres. L’alcool aidant peut-être, j’ai eu l’impression d’avoir à « Tournée Générale » des conversations très chaleureuses, très humaines avec des spectateur·ices, là où, à l’inverse, le caractère formel et intimidant de l’institution peut inhiber les échanges. J’ai eu ce même sentiment parfois sur Orphée aphone quand, à la place des bords plateau traditionnels, nous avons créés des dancefloors inclusifs, mixés par l’extraordinaire Gérald Kurdian qui avait créé la musique de mes spectacles, et que nous avions baptisés « Orphée à fond ». Ce n’était pas un espace de parole mais bien de partage. Ce qui m’a beaucoup touchée à « Tournée Générale » avec J’ai laissé mon cœur au fond de mon verre, c’est aussi que les conversations qui suivent la performance sont très ressemblantes à la performance elle-même. Pour moi qui travaille à l’érosion de la séparation entre spectacle et réalité, c’est passionnant.

La dimension aléatoire qu’implique le cadre de « Tournée Générale » t’intéresse aussi…

V.K. : Oui. Il est de plus en plus clair pour moi que ce qui m’intéresse au théâtre, aussi bien dans le travail des autres que dans le mien, ce n’est pas la certitude de la beauté mais la possibilité de la grâce. Pour moi, la grâce n’intervient plus là où il y a certitude de la beauté. J’ai besoin de me laisser surprendre, et donc de créer quand je travaille au plateau des manières de fabriquer de l’aléatoire. À « Tournée Générale », il n’y a pas à rechercher l’aléatoire, il est là de fait. Pour résumer, je dirais que j’ai l’impression que le festival m’aide à changer en tant qu’artiste, à faire d’autres propositions, et qu’il m’aide aussi à changer en tant que personne. Il m’aide à transformer mes à priori sur le public et déjoue mes attentes quant à mon chemin, tant dans mon travail que dans la vie.

Propos recueillis par Anaïs Heluin